THE GAME (Serbie)

Pour contourner le mur érigé par le gouvernement du président Hon- grois Viktor Orban, les exilés souhaitant rallier l’Europe tentent leur chance en passant dorénavant par la Roumanie . «Make the game» comme on dit ici. Toutes les nuits, de petit groupes essayent de passer entre les mailles du let dressé par les autorités roumaines. Les trajets vont de 2 à 15 kilomètres selon le chemin emprunté, à travers bois et champs. Les exilés installés dans des maisons abandonnées du village de Majdan, tentent inlassablement de passer la frontière. Certains d’entre eux ont essayé plus de 50 fois mais l’espoir reste vif.
Après deux heures et demie de route depuis Belgrade, il est quinze heures quand j arrive dans le petit village de Majdan au Nord de la Serbie. Je viens de traverser la partie nord du pays avec ses territoires agricoles d’un vert chatoyant et d’un ciel bleu électrique. Je ne m’arrête pas, je traverse le village d’une traite pour rejoindre le hameau suivant, Rabé, dernier lieu de vie avant la frontière hongroise, qui représente un cul de sac maintenant que la frontière est fermée. Je fais demi-tour quand j’aperçois dans le rétroviseur un policier sortir d’une ruelle. Contrôle rapide des papiers, tout est en règle. Le policier qui parle anglais me souhaite même bon courage pour mon reportage.
Cette zone du nord de la Serbie est un lieu stratégique sur la nouvelle route migratoire. Le triangle des Balkans comme on l’appelle : la Hongrie, la Serbie et la Roumanie se partagent des frontières communes, qui rendent possible le contournement du mur érigé par le gouvernement de Viktor Orban, le long de la fron- tière Serbe. C’est dans ces deux villages d’à peine cent cinquante habitants, que se retrouvent les candidats à l’exil.
L’atmosphère est particulière, quelques rares personnes errent dans les rues. Un homme sac plastique à la main et sac sur le dos ne me paraît pas être un local. Il a le visage marqué des hommes sur la route : un regard lointain et vague et pourtant toujours aux aguets. Je l’interpelle en lui lançant un « Salam » auquel il répond naturellement. Je lui explique que je suis journa- liste et il m’indique où sont installées les personnes en attendant de tenter le « game ». Apparemment les habitations squattées sont un peu plus loin sur la droite. Je remonte la rue et remarque plusieurs écriteaux avec des messages en arabe, accrochés sur les portails de certaines maisons. Sans pour autant pouvoir dé- chiffrer, je comprends qu’il s’agit d’un mot à destination des exi- lés qui ont trouvé refuge dans le village. Un coup de google trad image et le message apparaît. Il est écrit : « Ne pas entrer », une manière d’indiquer que la maison est occupée. Je m’approche pour une photo et un chien (que je devine énorme) se met à aboyer. Le décor est planté.
Rapidement je tombe sur deux jeunes syriens, Abdelaziz et Elyaas. Encore une fois je me présente rapidement. Les deux compagnons me proposent de me montrer où ils vivent en m’in- vitant à prendre un café. J’entre par l’ arrière cour d’une maison abandonnée. Le sol a été balayé dans le couloir que nous traver- sons, mais de chaque côté les pièces sont remplies de détritus et de morceaux de murs arrachés. Abdelaziz s’excuse des condi- tions et m’informe que le balais est passé tous les jours. La petite pièce ou ils m’accueillent est tapissée d’un vieux papier peint qui vire sur le marron. Tout est décrépit, le temps à enveloppé les maisons, leurs donnant l’allure de lm d’horreur. Il y a des trous un peu partout dans chaque murs. L’humidité envahit les lieux. Même les chiens sont mieux traités, me lance Abdelaziz, en me voyant regarder le plafond qui menace de tomber par endroit. Le jeune syrien (âge) était étudiant en droit international à Damas. Il a fui la Syrie pour éviter de faire son service militaire obligatoire. Lunettes sur les yeux et petit pull, il donne l’image du premier de la classe. Je l’imagine en élève modèle. D’ailleurs il n’a qu’un souhait, finir ses études. C’est la voix tremblante qu’il répond à mes questions lorsque nous évoquons ses frères et sœurs restés en Syrie avec ses parents. Pour changer d’ambiance, je lui propose d’aller faire un tour. Il me fait faire le tour des maisons et m’explique dans un très bon anglais, qui constitue la population de passage à Majdan. Arrivé ici il y a 2 mois, il a déjà tenté le passage de nombreuses fois avec ses camarades, syriens également. Il souhaite rejoindre l’Allemagne où il a de la famille.
Irakiens, gazaouis, kurdes, libyens, algériens, marocains, érythréens, infirmiers, étudiants, mécaniciens, professeurs, journalistes, en route pour l’Europe, ils se retrouvent bloqués sur la route dans ces deux villages. Leur nombre varie de soixante à trois cent cinquante personnes. Un ux plus ou moins géré par les autorités pour qui le principe est simple. A partir de trois cent exilés recensés, la police et des bus emmènent tout le monde dans des camps o ciels. Une façon de rassurer les quelques habitants qui s’accommodent tant bien que mal de la situation. Quand certains agriculteurs vendent du lait aux exilés, d’autres les accusent de voler des légumes. Une cohabitation pas toujours facile.
Une chose est sur, les exilés ne sont pas là pour rester, du moins dans l’idée. Si ils se retrouvent à Majdan, c’est dans le but de franchir la frontière avec la Roumanie pour ensuite rallier la Hongrie, entrée de l’espace Schengen. S’il est impossible d’obtenir des statistiques sur le nombre de passages illégaux, les gens ici ne comptent plus le nombre de tentatives. Vingt, trente, soixante fois. L’histoire est la même, chaque nuit des petits groupes tentent leur chance mais dans la grande majorité ils sont attra- pés par la police roumaine. S’ensuit plusieurs scénarios. D’après plusieurs personnes, les policiers qui les attrapent peuvent simplement les ramener en bus à la frontière Serbe. D’autres témoignages sont plus accablants et l’on me rapporte des histoires sur des vols de portables, d’argent, de vêtements, des ratonnades. Les histoires sont nombreuses, souvent glauques, mais l’espoir reste vif. Nous continuons le tour des maisons avec Elyaas. Je suis invité à venir manger à huit heures pour rompre le jeûne du Ramadan avec un groupe qui squatte une maison plus loin sur la route. Elyaas me demande pourquoi la Roumanie et la Hongrie ne les laissent pas passer, personne ne veut rester ic,i me répond il avant que je n’ ouvre la bouche. L’attente est la pire chose sur la route, c’est le moment pendant lequel le cerveau se pose trop de questions. Quand on avance, on a un but. Un constat que j’avais déjà fait notamment dans les camps de Lesbos ou de Calais. Ici, dans ce cul de sac, « il est difficile de garder le moral » me con e Ahmed, « être à plusieurs encourage ». Alors ils réessayent en- core et encore.
Dans la journée, la monotonie gagne tout le monde. Il faut dire qu’il ne se passe pas grand-chose dans le village constitué de trois rues, d’un bureau de poste et d’une petite épicerie. De toute façon, les exilés passent leurs journées à se reposer des dernières tentatives de passage.
Il est huit heure, je rejoins Mohammed pour le repas : du riz, des légumes marinés avec quelques épices, du pain , du riz au lait pour le dessert, le tout accompagné de la boisson en poudre « tang ». On m’intime de manger, je risquerais d’offusquer les cuisiniers si je ne mange pas assez. Les uns et les autres parlent de leurs tentatives de passages, des camps en Grèce ou encore du passage d’Edirne. Le repas ni, les revoilà à nouveau tous une cigarette à la bouche. Les jeux de cartes sortent quand certains commencent déjà à se reposer. Ce soir, ils sont plusieurs groupes à tenter « Le game ». Je remercie tout le monde et je rejoins Elyaas et Abdelaziz avec qui je ferai la route.
Le départ est fixé à deux heures du matin. Alors que chacun s’installe dans la pièce, je remarque Elyaas qui entrepose des briques en équilibre devant la porte. Il m’explique que c’est pour les alerter si la police arrive ou si quelqu’un tente de venir voler quelque chose. Tout le monde est excité et c’est les yeux grands ouverts que nous attendons l’heure du départ. L’acceptation de ma venue ce soir à été longuement débattue dans la journée. Deux groupes sont finalement d’accord pour que je les accom- pagne mais je devrais m’arrêter à la frontière roumaine. Tous ont peur des représailles si ils sont pris avec un journaliste. Les exilés et les policiers commencent à se connaître car certains tentent le passage depuis 6 mois. Je comprends tout à fait et il est hors de question de mettre en danger des personnes pour une image.
Deux heures du matin s’affichent sur les montres. Les sacs, prêts en permanence, sont rapidement attrapés et tout le monde se dirige dehors pour remplir sa gourde et se mettre en route. « Il fait froid » me fait remarquer Elyaas en soufflant de la vapeur. Celui-ci regarde peut-être pour la centième fois, le trajet qu’il a choisi pour ce soir. Pour le charrier les autres l’appel «the guide». Deux heures et dix minutes, tout le monde est prêt et nous nous enfonçons dans la nuit. Le trajet choisi est celui de 10 kilomètres. Nous traversons champs et petits bois, les hautes herbes nous arrivent au-dessus des genoux. Le pas est décidé, même si Elyaas se rassure en regardant son portable. Je sens que le che- min est connu. Les autres téléphones sont éteints, une demande du groupe pour ne pas se faire repérer. Nous sommes trempés par l’humidité, et les chaussures sont lourdes de la terre molle accumulée. Les cigarettes s’allument les unes après les autres plus pour se réchauffer que par envie de fumer. De temps en temps Elyaas arrête la colonne que nous formons. Au loin, des lumières semblent balayer l’horizon. Nous patientons, puis re- partons. Un procédé que nous allons répéter toute la nuit jusqu’à arriver à la frontière vers cinq heures du matin. Le soleil vient de se lever. Elyaas revient d’une tournée d’observation. C’est le mo- ment, la voiture de police qu’il avait repéré au loin vient de partir. Chacun reprend son sac. Nous échangeons de rapides au revoir. Le « Game » continue pour eux.
Je rebrousse chemin. Deux heures plus tard, j’ai reçois un mes- sage d’Abdelaziz, ils se sont fait attraper. J’essaye de le joindre mais le portable est éteint jusqu’au soir. Avec ses compagnons ils vont être reconduits à la frontière. Je sens que le coup est dur à encaisser mais il m’assure que ce n’est pas grave. Tôt ou tard il passera.